• Miranda July, Bikini Kill, Claude Cahun et les autres

    08 août 2011

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    Dans un de ses premiers films-performances, « Joanie 4 Jackie », Miranda July, à peine vingt ans, lance un appel aux jeunes réalisatrices amateur américaines à participer à une chaîne vidéo, l’équivalent cinématographique d’un cadavre exquis plus structuré. A la base, July voulait sortir de l’isolement les adolescentes qui avaient 1) du talent, 2) du temps pour s’ennuyer et donc, créer. En quelques semaines, à l’aide de tracts et de réseaux plus ou moins féministes et la publicité de filles cool comme Bikini Kill, la chaîne « prend » et July reçoit des dizaines de cassettes. Le projet durera dix ans jusqu’à ce qu’elle confie la gestion de J4J à une ex-étudiante du Bard College. Comme souvent, July avait à cœur la participation du "collectif" à son oeuvre d’une manière beaucoup plus active qu’au seul titre, gourmand et vampirisant, des autres comme seules "sources d’inspiration". Lorsqu’elle revient sur ce projet quinze ans plus tard, elle émet cette hypothèse sur laquelle planchaient déjà les cyberféministes de l’époque : si les filles ont plutôt tendance à écrire des journaux intimes qu’à faire des films, ce qui expliquerait en partie le fait qu’il y ait si peu de femmes réalisatrices, c’est par peur de la technique. Nous sommes alors en 1996 ; mais mine de rien, quinze ans plus tard, il y a statistiquement encore beaucoup moins de filles qui réalisent et qui font des sites web que de mecs, et beaucoup de femmes écrivain.  

    A peu près au même moment, Donna Haraway publie «A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century », un article qui penche pour une approche optimiste et courageuse des nouvelles technologies, longtemps considérées comme intrinsèquement « masculines ». Encore une fois, le do it yourself fera son joyeux effet : les cyberféministes allaient apprendre le langage du code et la barbarie du vocabulaire informatique pour monter leurs sites, maquetter et diffuser dans les réseaux sans avoir besoin de l’aide du technicien ou de l’ingénieur du coin qui aurait eu son mot à dire (on peut plus légitimement dire « ta gueule » quand on partage le savoir et donc, le pouvoir).  

    Cette anecdote très fin de siècle (dernier) m’a fait penser à la vie de Claude Cahun, dont la rétrospective en cours au Jeu de Paume permet de prendre la mesure de l’immense travail de cette artiste surréaliste oubliée des musées pendant plus de 60 ans. Il n’y a pas eu beaucoup de femmes surréalistes mais il y en a eu plus qu’on ne le soupçonne ; le problème est que la plupart d’entre elles ont œuvré davantage dans le domaine littéraire que dans celui, sans doute trop technique, de la photo ou du film. André Breton et ses petits camarades aimaient les femmes, mais plutôt comme muses passives et idiotes, sûrement pas comme leurs pairs (bien sûr, il y eut des exceptions, Frida Kahlo étant la plus célèbre mais encore une fois, travaillant loin de Paris, et depuis son lit – une menace bien relative). Cahun, elle aussi longtemps retirée de la scène parisienne à l’exception d’un bref épisode rue Notre-Dame-des-Champs, a passé sa vie à bricoler ses photos en ne cherchant ni le succès ni la reconnaissance artistique, s’excluant du monde sans doute trop masculin du « visible », menant une existence pourtant parfaitement surréaliste (déguisements et travestissements, dans les rues et dans les champs, les cimetières). Mais son approche assurée de la technique photographique en fait une exception notable dans l’histoire de l’art dit « féminin » (et j'aurais pu supprimer ces deux derniers mots).  

    Pour revenir à Miranda July, j’ai été étonnée de découvrir que se cachait sous les grands yeux et la frêle silhouette de la californienne une fausse fragilité que j’associerais volontiers à de la coquetterie (comment rester séduisante tout en faisant de l’art ?) qu’à de véritables fractures. On pourrait lui reprocher son côté "fille" (on reproche souvent à l'art fait par une femme son côté "fille", mais on ne reprochera jamais à un homme artiste de parler tout le temps de la guerre, par exemple). Heureusement, tout n’est pas si « hyper mignon » chez elle, et cette certitude si précoce de vouloir et d’avoir à faire de l’art en incluant celui des autres, en n’étant pas hostile à celui des autres (et encore moins à celui des autres femmes, ce qui est parfaitement honorable pour une hétéro) prouve bien sa force et sa confiance naturelles. Je me rappelle de cette interview de Hans Ulrich Obrist dans Purple, où July avouait avoir toujours ressenti l'urgence de réaliser des choses importantes le plus tôt possible, comme une course poursuite avant la mort (c'est moi qui interprète).

    Quand « Me, You and Everybody We Know » est sorti, la bande annonce avait les couleurs et la bonne odeur d’une boutique de fringues vintages et je m’étais précipitée hors de la fac pour le voir entre deux cours. J’avais été frappée par l’honnêteté du portrait qu’elle y dressait : une artiste amoureuse d’un vendeur de chaussures qui devait bosser comme aide-soignante pour continuer à «faire de l’art». Je me souviens avoir été particulièrement sensible à cette dimension économique, rarement abordée de front chez les artistes. Quand j’étais stagiaire chez Flammarion, July sortait « Un bref instant de romantisme » chez ce même éditeur et elle était venue en France pour y faire une lecture. Elle avait cette insupportable voix grave et monotone d’Américaine et en même temps ce courage du dénuement quand il s’agissait de parler des sujets qui intéressent les filles (et les garçons aussi parfois) : l’amour, la vie quotidienne et l’art – pas forcément dans cet ordre.

    C’est étrange de penser qu’elle est mariée, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs.  

    Et puis il y a eu ce livre touchant, « Learning to Love You More », où July explique qu’en tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’être humain, on a plus de facilité à créer sous la contrainte, quand on doit faire quelque chose qui nous est imposé. Du coup elle a proposé à qui le voulait, via un site dédié, de participer à un projet en imposant un ensemble d’actions à faire : prenez une photo sous votre lit, reproduisez telle photo à l’identique, photographiez une de vos cicatrices et commentez, etc. Forcément le résultat est TOUCHANT ET PLEIN D’HUMANITÉ, les contributions viennent de partout dans le monde et on y découvre que beaucoup de gens ont des chats sous leurs lits.  

    Son nouveau film, « The Future », sort je sais pas quand. 


    Portrait de l’artiste par Piero Martinello http://www.pieromartinello.com/projects/artists/
    Claude Cahun au Jeu de Paume : http://www.jeudepaume.org
    Site de Miranda July : http://mirandajuly.com/
  • J'ai eu longtemps ce chat devant les yeux

    05 août 2011

    En 2008 je vais à Munich pour l'expo "Female Trouble".

    J'achète l'affiche de l'expo qui est immense et qui reprend ce chat masqué pris au polaroïd. L'affiche reste pendant des mois dans mon bureau. Quand je quitte l'agence, l'affiche reste.
  • Magie

    05 août 2011

    "ONE WAY TO DISAPPEAR IN AMERICA IS TO RENOUNCE THE WORLD OF WORK . . . THAT'S OFTEN BEEN ASSOCIATED WITH ARTISTS. BUT ANOTHER POPULAR WAY TO DISAPPEAR IN AMERICA IS TO THROW YOURSELF INTO PRODUCTION."

    — SETH PRICE
  • Méfie-toi, Françoise

    28 juillet 2011

    Wall Street English, petit lapin rose doigts coincés dans le métro, spot nul pour L’Opéra de Paris, Belleville Goncourt République, République Bonne Nouvelle Strasbourg Saint Denis, l’étrange odeur de mort entre Miromesnil et Saint-Augustin et l’interminable trajet depuis Alma-Marceau jusqu’à Marcel Sembat alors que ça a l’air si court sur la carte. Je ferme les yeux pour ne pas voir les gens. Je pense à des chansons je pense à des souvenirs. Deux fois on m’offre de m’asseoir. Toujours des femmes d’un certain âge.

    Parfois quand on quitte la lecture d’un livre – j'ai terminé La Place d’Annie Ernaux à Havre-Caumartin, court récit où elle raconte son enfance chez ses parents commerçants jusqu’à son entrée à Normale Sup, et l’indicible honte liée à ce changement de statut social – j’ai l’impression de quitter quelqu’un après un dîner particulièrement agréable, quand on n’ose pas proposer un verre, après. Mais je quitte peu de gens.  

    Porte de St-Cloud. Exelmans. Plus de 20 stations et toujours le même relou en face. Un petit garçon cherche mon regard sur le siège d'à côté. J’ai tellement d’admiration pour les histoires longues, les gens calmes, la sérénité des grands âges, les silences chargés de profondeur. Je suis toujours admirative quand on me raconte qu’on ne se rend même plus compte que ça fait vingt ans qu’on s’aime. Qu’on n’a jamais changé d’appartement, de quartier, de ville, depuis son enfance, parce qu’au fond on est bien là où on naît/est. Je suis fascinée par les gens peu pressés, qui ne brûlent pas les étapes, qui savent gérer l’angoisse et l’attente, le fait de ne pas savoir. Ceux qui choisissent des voies rassurantes, des gens constants. Ceux qui exercent avec patience le même travail, quand celui-ci se mélange subtilement à la vie.
  • Oh ! Abby

    21 juillet 2011

    La classe absolue d'Abby Wambach allant serrer la main des Japonaises après l'étonnante défaite des Américaines. Match extraordinaire, force paranormale de Wambach, son intelligence de jeu. D'habitude le foot m'ennuie, là il était exaltant. On devrait peut-être lâcher la grappe à Tristane Banon pour commencer à parler de l'émergence du sport féminin en termes d'audimat / place dans la presse / salaire des joueuses / capital symbolique, sujet beaucoup plus intéressant pour le féminisme que les guéguerres maman-fifille dont l'étalage médiatique doit, au fond, faire plus de mal que de bien à la victime (présumée). M'enfin.
  • Alexandra David-Néel

    16 juin 2011

  • La France (2)

    03 mai 2011

    En ce moment je fais des rêves prégnants. Il y a des monstres et des fées exactement comme dans la vie, il y a aussi des collègues de travail avec qui je vais dans les carnavals. Il y a des maisons de campagne isolées desquelles on ne peut pas sortir. Il y a des scènes de dispute terribles avec des gens que je ne connais pas. Il y a du sexe. Il y a des révélations. Il y a aussi des gens que je ne vois jamais mais qui apparaissent sur facebook parfois et qui deviennent soudainement très importants le temps du rêve. Le lendemain chose très étrange, une d’entre elles me contacte pour un motif quelconque. Il y a aussi des scènes qui se déroulent dans ma vie d’avant, il y a celles qui se passent dans mon pays d'aujourd’hui. J’imagine qu’il existe déjà des livres sur les rêves des expatriés.  

    Dans un autre rêve je traverse ce grand jardin qui s’appelle la France. Il y a des oliviers, des vignes, des vignes en coteaux (inimaginable douleur des vendangeurs), des champs de lavande, des arbres à fruits, des figuiers, des abricotiers, des cerisiers, des allées de platanes. Je suis dans un train, nous longeons le Rhône ce grand fleuve européen, je vois les paysages déclinants. Grande rigueur rurale des plantations à côté de la luxuriance des plantes sauvages, du lilas qui tombe par grappes, du romarin qui pousse dans les rocailles, des coquelicots qui bordent les routes, des roses trémières qui grimpent sur la moindre grange. Je réalise que l’aspect rectilinéaire de l’agriculture entourée d’un tel bordel pourrait s’illustrer comme la métaphore absolue de la France, mon pays schizophrène. Quand on dit qu’on aime la France on est aussitôt suspect, c’est un peu osé quand même. Ce n’est pas possible d’aimer un pays au bord du fascisme, à un cheveu des dérapages même si la France rattrape toujours ses excès de vices par des débordements de vertu, et cela dans tous les domaines de la vie et de l’organisation sociale.

    Ces clivages reviennent en rêve. Comme le mien le pays est constamment déchiré, tiré de part et d’autre par ses extrêmes les plus irréconciliables. J’ai déjà vécu cela. Les résultats des élections fédérales canadiennes viennent de tomber, le ROC (rest of Canada) a voté pour le Parti Conservateur, inscrivant le pays dans un fantasme bushiste ridicule tandis que le Québec a voté majoritairement pour le parti opposé, le Nouveau Parti Démocrate, pensant révolue l’ère des dépenses militaires et des coupes budgétaires dans la culture et l’éducation. Que nenni : les deux solitudes se regardent, interloquées, encore étonnées de dormir dans le même lit après des siècles d’incompréhension politique et culturelle. 

    Je retourne me coucher.  

    ***

    « Le jardin français est le prolongement de la demeure. Il domestique et ordonne la nature selon les principes de la géométrie, de l'optique et de la perspective. Le jardin est dessiné comme un édifice, en une succession de pièces que le visiteur traverse selon un parcours préétabli, du vestibule aux pièces d'apparat. Le vocabulaire architectural utilisé dans la description du jardin à la française traduit sans ambiguïté les intentions du dessinateur. On y parle de salles, de chambres ou de théâtres de verdure. On se déplace entre des murs de charmilles ou le long d'escaliers d'eau. On recouvre le sol de tapis de pelouse brodés de buis, les arbres sont taillés en rideaux le long des allées ».

    Charmilles.
    Escaliers d’eau.

    « La liberté prise par les dessinateurs de jardins à la française avec les règles de la perspective idéale leur permet d'éviter la rigidité de la géométrie. Avec la demande croissante tout au long du XVIIe siècle de jardins de plus en plus ambitieux, on assistera alors à une inversion des valeurs. À Chantilly comme à Saint-Germain, le jardin n'est plus le prolongement du château mais le château est devenu l'un des accessoires du jardin, dont il occupe maintenant un compartiment. »
  • De la chaleur et de la timidité

    11 mars 2011

    Souvent les voyages ne sont pas si intéressants que ça, ce qui nous excite c’est toujours l’idée qu’on va partir, et réserver les billets d’avion, et se dire que ça y est dans deux semaines on prendra un moyen de transport et qu’on sera ailleurs, mais une fois sur place les perspectives sont différentes, cette année j’ai voyagé un nombre assez considérable de fois, je crois que je faisais exprès souvent, il me semble qu’il n’y a pas eu un seul mois où je n’ai pas pris un train ou un avion. On est ailleurs mais on est toujours à Paris quelque part, quand je suis ailleurs je dis à Paris que je suis ailleurs, c’est cette ville qui reste toujours le pôle magnétique et vers laquelle et à partir de laquelle se situe la géographie de ma vie. À la base je ne voulais pas parler du tout de ça, je crois que j’évite ce dont je veux parler parce qu’au fond je suis timide, un jour quelqu’un m’a dit que je n’étais pas timide mais que j’étais vite intimidée et je crois que c’est exactement ça, et le bourdieusien avec qui je partage mes jours a aussi sa théorie sur la question, sur le principe de domination qui serait comme à la source de la timidité. Souvent je rougis et cela devient si handicapant que j’ai décidé dernièrement de faire l’examen de mon rougissement, j’ai mille exemples en tête et je vais commencer par celui-là. Une nuit de vernissages, je lui donne un bouquet de fleurs parce que j’étais heureuse pour elle, et forcément c’était maladroit alors j’ai rougi, les minutes passent et je sens que je dérougis enfin malgré la chaleur et la timidité, mais la minute suivante un garçon s’approche de moi et me regarde si intensément que je me demande si je ne suis pas en train d’oublier de qui il s’agit, si on se connaît par exemple, et je lui dit « bonsoir » et il s’approche de moi pour me faire la bise, et sa familiarité est si prégnante que je me dis qu’il me connaît et alors je dis « on se connaît ?», et me rendant compte à l’instant de la connotation tellement suggestive de la question et à son regard qui s’allume je comprends que non, et je rougis de nouveau, et il fait vraiment très chaud chez Lucile Corty. Souvent les garçons doivent penser que quand je rougis devant eux c’est parce que j’ai envie d’eux, ou quelque chose comme ça. Je réalise rétrospectivement que les situations de rougissement sont celles où l’on se révèle, derrière le personnage il y a toujours le sang qui réagit instantanément et qu'il y a des mots et des pensées dans les petites veines qui se gorgent brutalement à la surface de la peau. J’ai développé différentes techniques contre le rougissement, mettre mes cheveux devant mon visage, me lever pour aller aux toilettes, tourner le dos, lacer mes chaussures. On m’a déjà dit que c’était mignon mais pour les rougisseurs ce n’est jamais une situation mignonne, c’est un moment où l’on dit quelque chose d’autre que ce qu’on est en train de dire. Parfois il y a des gens qui sont étonnés de ma soudaine timidité, parce que j’ai un tempérament assez agressif je crois. Il m'arrive de rougir parce que j'ai peur que les gens croient qu’ils entendent autre chose alors que non, mais le fait qu’ils puissent s’imaginer ce qu’ils croient me fait rougir et parfois même rougir de rougir. J’ai commencé à rougir le jour où j’ai commencé à travailler à la radio et à publier des bouquins, j’étais très jeune et c’était comme une modestie honteuse qui devait prendre le dessus sur ces succès précoces, je m’en souviens parfaitement. Depuis quand je me sens rougir ça commence par les joues mais une fois je me suis vue rougir dans la glace et c’était aussi le cou et les oreilles, et j’étais comme défigurée. Certaines personnes me font rougir systématiquement parce qu’ils incarnent des positions de pouvoir, d’autres parce que quelque chose de secret nous liait. Il m'est même déjà arrivé de rougir au téléphone, dans le noir, alors qu'il n'y avait personne pour me voir, mais l'idée même que ma voix trahisse quelque chose, ou qu'un doute émerge dans la tête de mon interlocuteur me faisait rougir de peur. Il y a des moments où je sais que le rougissement va arriver et il faut que je m’arrange pour ne pas y penser pour ne pas rougir, et c’est une sorte de fierté personnelle quand j’arrive à ne pas rougir, comme si ces choses-là se contrôlaient, comme si la peur panique d'être révélée et découverte et exposée pouvait se guérir, mais le malaise permanent est incurable, il n'y a pas de remède contre les voiles lorsque le vent souffle. L'autre jour un ami peintre de Thomas suggérait d'écrire un texte sur "Peindre le vent" comme les rideaux aux fenêtres qui se soulèvent dans les tableaux d'Edward Hopper, je trouvais que c'était une très belle idée. 

    Photo Emmanuel Biard
    http://www.emptystates.com/